[Avertissement : Philou, ceci est un article-fleuve!]
Comme toujours, entre réalité du terrain et illusions technocrates, ça fait maaaaaaaal......
D'un côté, il y a la vraie vie. La vraie vie dans un établissement scolaire. Par exemple, au hasard, un collège. Et pour ne pas jouer aux marges ni forcer le trait, je prends un collège loin de la ZEP, un collège cool, sans difficulté majeure, un collège où tout va aussi bien qu'on peut raisonnablement l'espérer. Je ne le nommerai pas ;-)
Dans ce collège, foi de Gazetière, voici quelques attitudes d'élèves couramment observées (95 % de nos têtes blondes?):
- arrivée dans la cour - cris, chahut, invasion des toilettes en bande, consultation hystérique des panneaux d'affichage des profs absents : parfois, bingo ! Grande joie : des cours en moins, une évaluation reportée, des devoirs non-faits qui passeront inaperçus... Vous connaissez, Lecteurs chéris, on a tous vécu ça.
- en classe, on corrige les devoirs maison : j'ai pas mon cahier (mon livre, ma trousse...), j'ai oublié mon devoir à la maison, j'étais en panne d'ordi, ma mémé est morte, y a eu un incendie, j'ai rien compris alors j'ai pas pu faire, je me sens pas bien... 8h54 : les tables sont vides, tout est emballé, le sac bouclé, ça peut sonner...
- au CDI : URGENCE absolue ! Exposé ou devoir à faire pour....dans une heure. Donné il y a 4 semaines. Style, pour des 6e ou des 3e, la présentation du héros Jason (attente du prof : son père, sa mère, son aventure en 3 lignes...) ou "Martin Luther King" (sa vie, son oeuvre, 15 lignes et ce sera déjà bien).
J'ai des livres bien adaptés à mon public, mais non, on n'est plus du temps de ces documents préhistoriques. Livre = lecture=effort=4e dimension pour un collégien du 3e millénaire ! Non merci, madame, je sais où trouver sur Internet. Parce que, Lecteurs fidèles, c'est évident : Internet # lecture ! Moi, les bras m'en tombent, car je ne vois toujours pas comment la recherche en ligne peut se passer de la lecture, mais bon, eux, si.... Je peux imprimer, madame ? Non mes chéris, vous prenez des notes. Ah mince...les plans sont un brin compromis par la méchante doc... Là, deux attitudes courantes : 1 ) Ah, tant pis alors. Je dirai au prof que je le rendrai plus tard et je l'imprimerai chez moi. 2) Bon, je peux vous "emprunter" une feuille, madame (NDLR : si l'élève de collège "n'a pas français aujourd'hui", il n'a aucune feuille dans son cartable ! Sur la vie des Grillons, je vous le juuuure!). Et là, il recopie, plus ou moins soigneusement l'article trouvé sur Internet, du premier mot jusqu'au dernier mot....de la 15e ligne manuscrite (Cf. la consigne!). Au mieux, il va jusqu'au point pour finir une phrase (je parle de l'élite, là!)... Peu importe, croyez-moi, s'il recopie une introduction qui n'a rien à voir avec le coeur de son sujet : je vous l'ai dit, il ne LIT PAS, donc, il ne SAIT PAS ce qu'il a copié.
Pour ceux qui penseraient que j'exagère, eh bien non, j'évoque là la banalité quotidienne du travail de "recherche" (!) effectué en autonomie par des collégiens ordinaires, pas mauvais en classe, pas méchants, pas idiots du tout. Ils ont juste entre 12 et 15 ans, ils sont truffés d'hormones, ça les rend excités et paresseux, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur petit nez et l'école est une corvée (malheureusement) non négociable à 100000 lieues de leurs centres d'intérêt. Des ados NORMAUX, en un mot comme en cent !
J'insiste sur l'aspect recherche en autonomie. Car évidemment, si on est avec eux, si on les aiguille, leur propose des exercices, des activités, si on leur APPREND à chercher, on obtient quand-même des résultats plus intéressants. Notez : je défends mon métier de prof, oui, je crois à l'enseignement, à la pédagogie et même à la didactique !
L'autonomie n'est pas innée. Les compétences de recherche d'info, validation de l'info, tri de l'info, restitution de l'info ne sont pas acquises spontanément, naturellement, en respirant l'air neuf du 21e siècle ! Et cependant...
De l'autre côté, y a la vie rêvée des technocrates. Ceux qui SAVENT. Qui réfléchissent, contrairement à la plèbe professorale, et qui ont, d'évidence, une connaissance immanente de l'élève. Ils savent, eux, que l'enfant sait se débrouiller tout seul dans ses apprentissages. Ils savent, eux, que spontanément l'ado de 13 ans aime travailler. Qu'il a envie d'apprendre les programmes scolaires. Qu'en aucun cas il ne va chercher à s'économiser. Qu'il comprend les enjeux du savoir. Tout seul il va chercher des exercices et des cours pour mieux comprendre sa leçon de maths, pour maîtriser l'orthographe ou être incollable en anglais. Ben tiens !
Il suffit de lui laisser libre accès à Internet. Je vous jure. Il faut doter chaque élève d'une tablette, ou, au moins, le laisser jouer du clavier à volonté.
On nous y encourage. On nous invite à des grand messes où le Rectorat, le Conseil général et les Editeurs (en ligne) nous font comprendre à quel point on manque de confiance en nos élèves. On nous prie ardemment de bien vouloir être à la page pour le plus grand bénéfice de nos élèves. Pardon, de nos apprenants.On nous dit que ok, on est des dinosaures, le monde ne nous appartient plus, mais comme on est là et qu'on nous paye, il faut qu'on se secoue et qu'on regarde la réalité en face au lieu de se crisper sur des souvenirs d'époques antédiluviennes où le maître enseignait et l'élève apprenait. Comme dirait je ne sais quel marchand de lunettes, mais ça, c'était avant. Car les "nouvelles technologies" ont chamboulé l'activité neuronale, et l'individu, merveilleusement en phase avec notre société purement individualiste, n'a plus aucun besoin d'autrui pour partager son savoir. Ni du prof, ni des pairs. A chacun ses apprentissages, qu'on imagine utiles, et, tant qu'à faire, rentables. Qui défend encore une culture commune, qui rassemble les personnes ? Une culture gratuite, pas immédiatement "bankable", une culture-passerelle qui fait marcher vers et aux côtés de l'autre ? Une culture "globale" qui ouvre un tas de "fenêtres" chez l'individu et empêche que, trop tôt, s'atrophient des voies pas purement utilitaristes ? Les profs, sans doute, "humanistes d'aujourd'hui".... mais pas les Grands penseurs qui ont voix au chapitre !
Je cite une certain Devauchelle*, maître à penser de la science info-doc. Il ne s’agit pas d’adapter l’école aux outils numériques, ni d’adapter les outils à l’école, mais de repenser l’accès aux savoirs et la construction des connaissances de chacun. Il faut des formes d’apprentissage modulables, hybrides, informelles, qui permettent une désynchronisation temporelle et spatiale, une autonomisation des apprenants et s’appuient sur le tutorat et la collaboration. Autant d’atouts et de richesses qui ne demandent qu’à être adoptés par les établissements d’enseignement qui pourraient selon l’auteur se transformer en « maisons de la connaissance** » dans lesquelles les apprenants pourraient être les auteurs de leur propre « itinérance cognitive » naviguant selon leur avancée entre plusieurs « espaces » orientés par des professionnels (aurai-je au moins un joli costume d'hôtesse?) en fonction de leurs besoins ; espaces nommés : « désir d’apprendre », « rencontre avec le savoir », « construction des savoirs », «confrontation des savoirs ».
("Vue quadricolore d'une itinérance cognitive"***)
Alors, dans ce monde de rêve, je ne travaillerai plus dans un CDI mais dans un Learning Center (si, si) où les enfants sauront donc se motiver tout seuls, comprendre tout seuls ce qu'ils devront apprendre, comment, où, etc. Parce que je les aurai habilement orientés dans leur itinérance cognitive...
La belle vie !
* Devauchelle, Bruno, « Comment le numérique transforme les lieux de savoirs », BBF, 2013, n° 1, p. 104-105
** Et le dimanche, nos petits, ils nous diront : "Oh il me tarde demain, j'ai tellement hâte d'aller à la maison de la connaissance !"
*** N'importe quoi, Zigobelle !